Merde, je suis déjà en retard et le moteur ne chauffe pas. Le six-cylindres refuse de monter en température, il broute et je suis constament obligé de faire patiner lembrayage pour le maintenir dans les tours. Je dois être à lheure. Je cisaille cette pauvre mécanique parce quun type veut me voir dans son bureau à huit heures précises. Des images stupides de copeaux de métal arrachés aux parois du moteur viennent sintercaler en cinéma interne avec celles de la file de voitures qui avance au ralenti devant moi. Merde, lâche un peu la bride ... Oublie ces conneries de temps en temps. Il faut que jarrive à lheure. Il me faut ce boulot. Je veux refaire le pont arrière de la Dart et il faut payer le garage. Il faut aussi que je paye les disques. Ca fait plus de deux mois que je passe chez Bruno en lui promettant de bientôt payer ... Ca serait cool aussi de repeindre la «Dart». Dun seul ton ... avec LEXICON DEVIL en gros sur les flancs. Ou JOLLY GREEN GIANT. Putain, arrête un peu avec tes histoires de voitures. Cest infernal à la fin. Convoqué à Virgin megastore sur la foi dun CV gonflé. Pour vendre des disques. Chez Virgin. Chez ces bâtards. Dans cinq minutes. Et cette SMART qui se traîne devant devant moi. Sans pitié, jenfile mon costume de beauf. Je gueule comme un taré dans la voiture, à en couvrir les SMALL FACES qui emplissent lhabitacle. Putain de ta race avec ta poubelle de merde. Huit ou dix patates pour deux places dans cette daube ridicule pour «executive-woman» ou cadre dynamique de merde.Tribunal populaire ou execution sommaire. Camp de travail. Saloperie de yuppie. Arrête ton cirque, tes vraiment un débile mental. Sept minutes de retard, je fonce à laccueil du magasin pour demander la personne avec qui jai rendez vous. La fille me répond que quelquun va maccompagner mais que je suis déjà en retard ... Aie, mauvais départ. Quest-ce que ça peut lui foutre que je sois à lheure ou pas ? Son salaire va baisser ? Virgin va sombrer ? Pauvre conne dans son uniforme grotesque. Employée de la semaine ... Arrête un peu, du calme ... On me fait entrer dans une pièce. Un type est installé derrière un bureau. Clean. Lisse. Il me fait laumône dune poignée de main. Je me demande sil enfile son air important le matin avec son costume ou si il est vraiment comme ça. A peine si je ne culpabilise pas en lui serrant la main. Il a une tête de blaireau pressé, sûr de son importance ... Il a une tête de con. «You cant judge a book by looking at the cover ...» Lâche la pression, attend de voir. Rien à faire, une voix hurle dans ma tête que je nai rien à faire ici ... Il se lance dans une description rapide de lentreprise, son développement fulgurant. Lair satisfait quil arbore en me décrivant toutes ces performances économiques me laisse songeur. «Run, run, run, baby run. Run to set you free ...» Il me demande si je me sens prêt à minvestir. A MINVESTIR. Pour 900 euros par mois. La question en bois. Je fais un effort pour ne pas paraître trop détaché de sa réalité ... Je nen suis pas détaché, je lexècre. Minvestir dans lentreprise. La phrase parcourt mes circuits. Des circuits qui ne sont du tout programmés pour la recevoir. Merde. Jai envie de lui dire quil inverse les rôles. Que cest à lui de me dire ce quil est prêt à faire pour que je travaille pour lui. Pour que jéchange mon temps contre la somme dérisoire quil me propose. On ne vit pas dans le même monde mais trop de gens imprégnés de sa logique sont passé avant moi pour que je puisse faire valoir la mienne. «your reign is over ...» Je me demande combien de fois encore je devrai subir ces déchirures de réalité. Chacune de ces extrusions me foutent la chiasse. Elles me perturbent dautant plus quand jen suis tributaire de quelque manière que ce soit. TURN ON, TUNE IN, DROP OUT. Je me rends compte que jai commis une erreur quelque part. Il y a un moment où le refus sest transformé en «embastillage volontaire» et je me retrouve aujourdhui en position de faiblesse face à cet enfoiré. Il a un pouvoir sur moi alors que ce devrait être le contraire. Merde, il devrait me craindre, ne suis--je pas censé représenter une menace pour le système dans lequel il prospère ... Je nen suis visiblement pas une. A cet instant, jai plutôt limpression dêtre un pauvre con mal endimanché pour un entretien minable ... Cest là quil y a embastillage volontaire. Jai choisi mon camp et sans vraiment men rendre compte je me suis muré dedans. Je me suis juste administré le proverbial «on-verra-bien» en période de doute ... Tout va bien tant que je reste à lintérieur, les choses se compliquent quand je dois en sortir. Je nai pas appris à le quitter parce que ça me paraissait être une trahison. Aller au bout, à fond. Punk. Con. Mais cool. «Im not about to lose my cool» Ce qui aurait été fort, cela aurait été dapprendre dès le début comment fonctionne le camp adverse pour se forcer à le pratiquer et plus tard y pratiquer des intrusions ... «Search and destroy» ... Un peu trop fin pour moi à lépoque. Tout dun coup il me tire de mes réflexions en me demandant si je suis de nature nerveuse. Je lui réponds que non, il me demande alors pourquoi je tapote mes cuisses de cette manière. Pas facile de lui dire que je ne suis même pas capable de dire de quoi il a parlé pendant les cinq dernières minutes. Je me demande si sa remarque est le fruit de quelque formation en matière détude psychologique des candidats. Peu importe. Il a tiré la sonnette dalarme. «Dont play with me» De toutes façons, il faut que je me casse. Ca doit faire plus dune heure que ma Dodge est garée dans la rue en bas. Elle ne ferme pas, les barillets des deux portes sont bousillés et piquer une voiture conçue en 1967 est à la portée du plus crétin et maladroit des voleurs. Je naurai pas ce boulot. Je nen veux pas vraiment. Ils nont même pas un disque des UGLY DUCKLINGS dans leur boutique. Quest-ce que je foutrais ici ? Jai envie de remonter dans la Dart, mettre «Cellar Dwelling Deb-O-Nairs», ma cassette préférée du moment dans le poste et foutre le camp. Vite. Il me rappellera, il na quun poste au rayon jazz ... Une agréable sensation de soulagement menvahi. Je suis en paix avec ma conscience. Jai cherché du travail, jen nai pas trouvé. Il y a peu de risques de voir cette trompette entrer une nouvelle fois dans ma vie, ce qui constitue incontestablement le point positif de ce début de matinée. Pour fêter ça, jirai faire un tour des disquaires pour voir sil y a quelques pépites à ramasser. Cette histoire de boulot me tracasse tout de même un peu en remontant dans la voiture. Lidéal serait de trouver un truc dans lequel je nai pas à me travestir, pas de collègues à supporter (les collègues occupant la tête de liste des calamités engendrées par le travail ) et la possibilité de me libérer pour les concerts. Question éthique, je nai pas trop dinquiétudes. Il y a peu de chances quon me propose autre chose que de lultra-bas de léchelle donc lhonneur est sauf. Etant exploité, je ne mimplique pas, épargnant ainsi ma conscience. Le raisonnement peu paraître tortueux, il nen est pas moins confortable. Pas de questions à se poser, juste léchéance de la fin de journée en tête. On se retrouve en fin de compte à la limite de l'acceptable. Surtout, on se préserve pour le reste. Pas de risque quun boulot comme de ce genre vienne vous polluer lesprit une fois sorti de lusine. Je pousse la cassette dans le poste, cest «I feel lost» des RATIONALS qui emplit lhabitacle ... Soul-Punk mythique du Michigan, pre-STOOGES, pre-MC5 ... Je tourne la clé de contact, le gros six-cylindres sébroue. il y a vraiment des sons qui memplissent de joie. Il est neuf heures du matin, au moins une heure à tuer avant louverture des magasins. Il faut juste que je me taille de cette rue pour aller me garer dans un coin tranquille et savourer la cassette. Je tourne autour de la place de la Martinière pour essayer de me garer. Seul lespace réservé au passage des piétons me semble apte à accueillir les cinq mètres de la Dodge. je prends le risque. Evidement, il ne faut pas cinq minutes pour quune voiture de police vienne se ranger à côté de moi. Sentant arriver les problèmes à grands pas, jéteinds la musique et baisse gentiment la fenêtre. Pas la peine dessayer de discuter avec les flics dans ce genre de circonstances, ils ont toujours le dernier mot. Autant faire en sorte que ce ne soit pas trop long. Plus vite ils me foutront la paix, mieux ce sera. Une fille brune descend. Elle a laissé sa casquette dans la voiture, elle a à peine vingt-cinq ans. Son air ne me dit rien de bon. Elle me demande les papiers de la Dodge du ton le plus dur que le lui permettent les circonstances. Elle est probablement dans sa phase «je-ne-dois-pas-me-laisser-marcher-sur-les-pieds-par-qui-que-ce-soit» et ce nest pas bon pour moi ... Les papiers de la «Dart» ne sont évidement pas en règle. La carte grise coûte près de deux milles francs, je ne lai pas faite refaire. Javais quinze jours, ça fait huit mois. Six cent francs damende. Deux jours de salaire moyen. Une fortune. Tout de même, la réalité vient de me dicter ses conditions pour la deuxième fois de la matinée, ça commence à faire beaucoup. La marge de manoeuvre semble parfois furieusement restreinte, surtout quand on manque de moyens. Dans labsolu, on reste dans le domaine du pas grand chose ... Ca reste à vérifier. Il y a quand même toujours quelquun pour essayer de vous monter sur les pieds dès quil en a la moindre occasion. Les occasions se présentent souvent. «Thats the way it is» Hola ... Le plongeon dans les bacs se révèle salvateur. Lodeur des disques. Je suis remis sur les rails dès que jentre dans le magasin. Juste avec lodeur. Un album de Hardrock façon Detroit 70 tourne sur la platine ... Pas exactement ma tasse de thé mais je suis tout de même en terrain allié. «Nous contre les autres». La justesse de laxiome me frappe une fois de plus. Dire quune demi heure auparavant je me reprochais de ne pas mêtre préparé suffisamment aux incursions en territoire ennemi ... En dehors de lambiance, pas vraiment grand chose à se mettre en fin de compte sous la dent aujourdhui. Juste quelques trucs qui me semblent un peu improbables. Des compilations psychédéliques anglaises. Je laisse tomber, trop peur de tomber sur des élucubrations lysergiques à la PINK FLOYD. Un jour je me mordrai les doigts à cause de cette ignorance crasse ! Un petit saut du côté des bacs Hardcore. ATTITUDE, des groupes bas du front New Yorkais ... Pas grand chose non plus en dehors des «classiques» ... ADOLESCENTS, DESCENDENTS ... Un CIRCLE JERKS trop récent pour minspirer confiance. Plus des tas de trucs dont je nai jamais entendu parler mais qui me paraissent faire partie dune quatrième génération de clones. Le temps déchanger quelques mots avec Bruno et jembarque quand même une réédition doccasion de MOUSE And THE TRAPS, un groupe texan un peu éparpillé mais qui a sauvé sa mise avec une série de simples excellents. «Beg, Borrow and Steal» en tête. Cool, jaurai bientôt Ronnie Weiss avec moi dans la Dodge. Peut être quil aura le pouvoir décarter les sorcières à casquettes bleues. Je me prends même à rêver quil saura séduire à ma place la prochaine fée que je prendrai en stop. Trop débrouillard. Pas du tout crétin avec les filles. Tout ce cirque tient quand même à peu de choses. Une poignée de morceaux enregistrés il y a trente ans par une bande de parfaits inconnus sur lesquels viennent se greffer tous mes fantasmes et toutes mes intentions. Qui sait qui étaient réellement Ronnie Weiss et ses potes ? Pour ce que jen sais, peut être des membres du Klu Klux Klan. Ils venaient bien du Texas non ? Bon, peut être pas le Klu Klux Klan parce quavoir les cheveux longs en 65 était plus compatible avec le goudron et les plumes quavec le port de la cagoule. Nempêche que je ne sais rien deux et que ces parfaits inconnus tout droit sortis de leur Texas des années 60 me sauvent une journée. Celle là et dautres à venir. De la pure magie. La trompette de chez Virgin a besoin dune Range Rover et dun appartement dans le sixième pour affronter le monde ... MOUSE and THE TRAPS me suffisent. Les losers pathétiques que je côtoyais au lycée et qui naspiraient quà dépasser leurs parents en matière de conformisme voudraient maintenant tenir le haut du pavé. Il y a là toutes les raisons de continuer à batailler. Tous les types qui ont vidé le porte monnaie de leurs parents pour apprendre le commerce dans des écoles privées et qui se baladent aujourdhui en costard Hugo Boss avec leur bourgeoise au bras, brushés de frais, propres, me font leffet de trous noirs. Des non-existences. Quand jen croise une paire en vadrouille, je fais des efforts surhumains pour garder les poings au fond des poches. Je serre les dents. Jai vraiment des envies de meurtre. Cest une des grandes frustrations quamènent les années qui passent. A dix huit ans, on pouvait les poursuivre, leur faire payer. Jusquà ce que notre bande de potes informelle soit à son insu surnommée la brigade rouge ... Aujourdhui, plus rien de tout ça. Ces cons sont tellement installés dans leurs certitudes, leurs pauvres vies de merde quils ne se rendent même plus compte que leur cul mérite dêtre botté. Ils se poseraient en victimes. Ce serait le comble non ? Qui est victime dans cette histoire ? Entendons nous bien, jabhorre lidée de passer pour une victime de cette engeance. Du moins à titre personnel. Parce quil faut reconnaître quà titre communautaire, au sens large, cest une autre histoire. Il faudra quon en reparle. Il faut que jy réfléchisse. Je ne voudrais pas vous faire limage dun Pol-pot de quartier. |